Le père Boris Bobrinskoy (1925-2020) : un phare de l’orthodoxie en France

Le vendredi 7 août 2020, lendemain de la fête de la Transfiguration (au nouveau calendrier) et de la Saints-Boris-et-Gleb (à l’ancien calendrier), notre père Boris s’est endormi paisiblement en Christ dans sa 96e année. Professeur de dogmatique durant un demi-siècle à l’Institut Saint-Serge, il a permis à cette École d‘assurer sa mission après le temps des grands théologiens des années trente. Pasteur rayonnant qui avait pris conscience de sa vocation à la prêtrise à l’âge de sept ans, il a offert sa vie au service de l’Église. Il fut, durant des décennies, avec un dévouement sans limites, un prédicateur chaleureux et un théologien hors-pair. Témoin marquant de l’orthodoxie française, père Boris a été un des inspirateurs de la revue de spiritualité Contacts et de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale qui se veut au service de l’unité et du témoignage de l’Église orthodoxe. Toute sa vie il fut un homme de paix et d’unité, attristé par les conflits entre chrétiens et au sein même de sa propre Église.
Né à Paris en 1925 dans une famille aristocratique de l’émigration russe, formé chez les jésuites de Namur (Belgique) puis de la Région parisienne, il entra en 1944 à l’Institut Saint-Serge ; il y reçut une formation théologique et spirituelle qui devait contribuer à l’ouverture d’esprit dont il fera preuve toute sa vie. Il passa ensuite deux ans à la Faculté de théologie d’Athènes et trois mois au Mont-Athos, où il participa à l’édition des œuvres de saint Grégoire Palamas et s’intéressa à la pensée de saint Nicolas Cabasilas. Revenu à Paris, il épousa Hélène Disterlo avec qui il aura trois enfants. Ordonné prêtre à l’âge de 34 ans, le père Boris guida de façon infatigable, de 1968 à 2009, la paroisse de la Crypte de la Sainte-Trinité (sous la cathédrale, rue Daru) dont Mgr Georges (Tarassov) lui avait confié la charge. Paradoxe étonnant, lui qui, depuis sa plus tendre enfance, avait bu le lait de l’orthodoxie russe et gardait un amour sans limite pour la tradition slave qu’il connaissait si bien, allait guider avec une aisance parfaite une communauté composée de fidèles de toutes origines et réunie pour vivre l’orthodoxie dans la langue de la culture du lieu – le français en l’occurrence. Au cours de ses catéchèses pour adultes, de ses homélies et entretiens spirituels, ainsi que des confessions qu’il assurait sans relâche, mais surtout dans sa manière authentique de célébrer les offices liturgiques, le p. Boris réussissait à transmettre la vie dans l’Esprit et à susciter ou maintenir chez ses paroissiens un éveil spirituel. Loin de tout formalisme, il célébrait chaque Divine Liturgie un peu comme s’il s’agissait pour lui de la dernière. Il la présidait non seulement au nom de tous, mais avec tous. Il commençait en s’adressant ainsi aux fidèles : « Nous allons tous ensemble invoquer le Saint-Esprit », puis la prière « Roi céleste » résonnait dans l’église. Disciple du liturgiste et patrologue de Saint-Serge le père Cyprien Kern, il était convaincu, comme le père Alexandre Schmemann et son ami de toujours le père Jean Meyendorff, que la Liturgie doit être célébrée pour être partagée et intériorisée le mieux possible par les fidèles. D’où son insistance sur la reviviscence de gestes liturgiques oubliés ou méconnus par tant de fidèles des pays dits orthodoxes, comme l’épiclèse entendue et partagée de tous… Il vivait tant la liturgie que l’émotion et les larmes pouvaient parfois le submerger, notamment pendant le Grand Carême, la Semaine sainte et la Pentecôte.
Le père Boris était aussi un prédicateur extraordinaire, sachant trouver les mots simples et accessibles pour introduire ses auditeurs au sens spirituel des péricopes évangéliques, expliquant les raisonnements souvent complexes de l’Apôtre des nations. Il aimait évoquer l’appel de Jésus à recevoir le feu de l’Esprit et à se laisser porter par l’Esprit et dans l’Esprit pour monter en Christ vers le Père céleste. Marqué par la spiritualité des Pères cappadociens, notamment celle de saint Grégoire de Nysse, mais aussi par la Philocalie, il parlait volontiers de la dynamique ascensionnelle, céleste, s’opposant comme la force d’Archimède à la lourdeur de l’Adam déchu.
Au fond le père Boris partageait avec tous sa propre recherche théologique qui, comme toute vraie théologie, avait une portée directement existentielle. Nourri des écrits des auteurs de la grande période de Saint-Serge (Serge Boulgakov, Cyprien Kern, Georges Florovsky, Nicolas Afanassieff, Paul Evdokimov) et de Vladimir Lossky, il commença à enseigner à l’Institut Saint-Serge la dogmatique dès 1954 et pour plus d’un demi-siècle. Il partagea beaucoup non seulement avec ses collègues de la nouvelle génération de l’Institut, comme Alexandre Schmemann, Jean Meyendorff et Olivier Clément, mais aussi bien d’autres théologiens, qu’ils fussent orthodoxes, comme Dumitru Staniloae et Jean Zizioulas, ou d’autres traditions chrétiennes, comme Yves Congar et Henri de Lubac, ou encore Oscar Cullmann et Jean-Jacques von Allmen. Passionné par la théologie trinitaire, il est l’auteur d’une très belle synthèse, Le Mystère de la Trinité (Cerf, 1996), mais aussi d’un livre original, La Compassion du Père (Cerf, 2000). Il a également approfondi, dans ses études doctorales, le thème biblico-patristique du repos de l’Esprit Saint dans le Fils, en particulier dans son riche recueil d’études Communion du Saint-Esprit (éd. Abbaye de Bellefontaine, 1992). Ses nombreux articles portent sur la christologie des Pères, la théologie de la Trinité et du Saint-Esprit, sur la théologie de l’Église et sur la liturgie. Docteur de l’Institut Saint-Serge, ayant reçu le doctorat honoris causa de l’université de Fribourg, en Suisse, de la Faculté de théologie de l’université de Cluj-Napoca (Roumanie) et également de l’Institut orthodoxe « Saint-Vladimir » à New York, il a dirigé de nombreuses thèses de doctorat, notamment d’étudiants devenus théologiens, prêtres ou évêques. Dans ses cours, même sur un sujet ardu, le propos théologique était toujours inséparablement lié à la vie spirituelle. En tant que doyen de l’Institut Saint-Serge de 1993 à son départ à la retraite en décembre 2005, le p. Boris a su veiller particulièrement aux destinées de l’École qui l’avait formé.
De même que ses amis et collègues Nicolas Lossky et Olivier Clément, il s’efforçait de vivre et d’approfondir un œcuménisme non pas bien-pensant mais spirituel, obéissant à la prière du Sauveur : « Que tous soient un ! » (Jn 17,21). Lié à la communauté œcuménique des sœurs de Grandchamp en Suisse, il fut longtemps membre délégué de la commission « Foi et Constitution » du Conseil œcuménique des Églises (COE) et membre actif des Comités mixtes de dialogue théologique catholique-orthodoxe et orthodoxe-protestant en France. En tant que professeur de dogmatique orthodoxe, il enseigna longtemps avec ses collègues d’autres traditions à l’Institut Supérieur d’Études Œcuméniques à Paris. Éloigné de tout triomphalisme orthodoxe, il était conscient des déficiences historiques de toutes les traditions chrétiennes, dénonçant notamment, après Schmemann, la crise patente de la conciliarité orthodoxe, et appelait à retrouver, sous les scories de traditions trop humaines, un mode de célébration de la foi orthodoxe qui soit plus conforme à la tradition apostolique reçue à travers les Pères.
Retiré depuis une quinzaine d’années avec son épouse dans le village de Bussy-en-Othe, près du monastère orthodoxe de Notre-Dame-de-toute-protection, le père Boris aimait recevoir les nombreux amis et visiteurs qui affluaient régulièrement chez lui. Il incarnait avec simplicité l’hospitalité du cœur. Lui qui avait souffert dans son enfance de l’absence d’une mère perdue à l’âge de dix ans et de l’éloignement d’un père qui ne voulait pas entendre parler de sa vocation sacerdotale, il avait reçu d’En-haut la capacité d’exercer le charisme de la paternité spirituelle, une paternité à l’image de celle du Père céleste. Toujours délicat et même doux et affectueux, « matriciel » auprès de ses enfants spirituels, il ne montrait jamais de caractère intrusif, ayant pour souci non d’asservir les âmes, mais de les former peu à peu à la « liberté des enfants de Dieu ». Prenant avec un sérieux infini sa tâche de pasteur, sans trop se prendre lui-même au sérieux, il sut garder jusqu’au bout son caractère candide et enjoué, son insouciance et son humour étonnant, qualités qui lui venaient de sa confiance en Dieu et qui s’alliaient de manière étonnante à une rare vigueur, renforcée par sa haute taille et son visage lumineux. Puisse le Seigneur l’accueillir dans son Royaume comme il a su, au cours de sa longue vie, accueillir et réconforter tant d’âmes inquiètes qui se confiaient à sa paternité.
Que sa mémoire soit éternelle !

­Par Michel Stavrou, professeur à l’Institut Saint-Serge